Chronique du Bonhomme: LA MORT EN MER

(Extrait du journal L’ESCALE, juin juillet 1986, page 15 et 16)

NDLR: Le S.S. Sable 1 qui se chargea finalement de la salaison bien spéciale jusqu’à La Petite Rivière Saint-François.

C’était au début des années 1930 au plus creux de la crise économique.

L’avenir n’était pas prometteur pour la petite entreprise maritime et surtout pour les plus audacieux qui avaient motorisé leurs vieilles goélettes à voiles. Acquis de la Canadian Fairbank’s Morse ou de la Machinerie Omega pour 100 $ le cheval-vapeur. Tous ces beaux moteurs neufs devaient, à défaut de paiement, retourner aux vendeurs avec les navires auxquels ils étaient boulonnés… Ce fut la ruine pour plusieurs propriétaires du Saint-Laurent.

Il y en eut, cependant, qui trouvèrent le moyen de suivre le progrès en prenant moins de risques financiers. Ce fut le cas du capitaine Alfred Bouchard de la Petite Rivière Saint-Francois.

Parmi tous  les vieux marins que j’ai connu au cours de mes premières années de métier, le capitaine Bouchard demeure l’un de ceux qui m’ont laissé les meilleurs souvenirs. La première fois que je le vis, j’en eus presque peur. Au bout d’un grand corps voûté et plutôt maigre, se redressait une tête ingrate: son visage ridé était à moitié couvert de poils gris que le rasoir négligeait généralement pendant plusieurs jours. Ce qui surprenait, surtout, c’était sa voix caverneuse. La première fois que je l’entendis, je me dis qu’il devait y avoir un grand creux au milieu du thorax.

Mais quel homme chaleureux et sympathique! Je n’ai jamais compris la grande amitié qui existait entre mon père et lui car, alors que mon père était polisson et coléreux, le capitaine Bouchard était d’une douceur inaltérable.

Plus futé que les autres, du moins le croyait-il, il avait magasiné ailleurs et avait fait l’acquisition, pour une bouchée de pain, d’un moteur à deux cylindres et d’une puissance de 120 chevaux-vapeur.

C’est au quai Renaud No 4 qu’eut lieu la cérémonie de mariage entre ce monstre à deux culs et la petite barque « dévoilée ». Avec plusieurs membres de notre colonie maritime, j’assistai à l’événement sur le pont même de la A. Bouchard. En attendant le démarrage, j’écoutais avec intérêt les supputations des capitaines présents quand, tout à coup, il y eut comme une explosion sous nos pieds: la goélette entra dans une frénétique danse de Saint-Gui et se mit à frémir en résonance avec les deux puissants pistons. Sur le pont, les sentiments oscillaient entre la surprise et la consternation lorsque le capitaine Joseph Bouillon de Rimouski, boute-en-train et joueur de violon, s’écria:

— Viarge! C’est un bel accord à  quatre! Et il se mit à danser la gigue simple. Le bon capitaine Bouchard émergea de la cale, les mains couvertes d’huile et de suie. Il semblait un peu désarçonné, mais il avait déjà en tête plusieurs moyens de diminuer la vibration: consolider les fondations, garder un lest en permanence et réduire le régime du moteur qui avait de la puissance à revendre.

Toujours est-il que les choses se sont arrangées puisque, quelque temps plus tard,  la A. Bouchard, en compagnie de la L.M. Bouchard (propriété de Léopold, fils d’Alfred), s’en allait faire de la récupération sur un navire naufragé quelques milles à l’est de Blanc-Sablon. Les deux goélettes revinrent à l’automne avec leur cargaison et quelques barils de morue qu’ils avaient pêchée et salée en prévision de l’Avent, des vendredis et du Carême.

L’expédition, en cette période de crise, devait avoir été rentable car les équipages y retournèrent au printemps suivant. Avant de partir, ils avaient fait une grande provision de sel; l’expérience de l’année précédente leur avait appris que dans la région où ils allaient travailler, les caprices du vent et de la houle ne leur permettaient de s’approcher de l’épave que pour de courts intervalles et qu’ils avaient beaucoup de temps à consacrer à la pêche.

C’est sur les lieux de l’expédition que le drame se produisit: un bon matin, le capitaine Bouchard passa l’arme à gauche. On imagine le désarroi sur les deux goélettes familiales. Un décès en un pareil endroit!

Pas question de lancer l’ancêtre dans la flotte pour qu’il aille pourrir au milieu des algues. Pas question non plus de le laisser sécher sur les roches de cette côte aride  aride où plus tard il faudrait importer du gravier pour les routes et de la terre pour les gazons.

Une seule solution: trouver le moyen d’expédier la dépouille du capitaine Bouchard à la Petite Rivière Saint-Francois afin qu’il puisse recevoir des funérailles chrétiennes. . . Mais comment? Il y avait bien les bateaux de la Clarke Steamship, mais on ne les voyait qu’une fois par semaine et le service de la côte leur imposait une lenteur trop considérable pour un cadavre qui, en peu de temps, polluerait son environnement.

Le sel à morue! Ça devrait faire patienter le bonhomme. Bien sur, il n’était pas question de le vider, mais on compenserait par une salaison plus que généreuse.

Réduits à cet expédient, les équipages confectionnèrent une bière de grandes dimensions, l’emplirent de sel, y enterrent radicalement le cadavre et… se mirent en prières.

Si j’avais raconté cette histoire l’été dernier, j’aurais pu conclure ici en disant: « Telle fut la fin du capitaine Alfred Bouchard. »

Mais cet hiver, au banquet commémoratif de l’Association des opérateurs de navires du Saint-Laurent, j’ai eu le plaisir de revoir le capitaine Alphonse Bouchard qui, à cette époque et pour sa première année de métier, était matelot sur la A.Bouchard.

Nous avions déjà parlé de cette salaison dans les années 1970, alors que nous naviguions ensemble dans l’Arctique, mais jamais il ne m’avait conté la fin de l’histoire:

– Nous avons été chanceux car, au lendemain du décès, arrivait le Sable I: nous lui avons refilé le lourd colis qui, huit jours plus tard, atteignait sa destination. Mais, de Québec à Petite Rivière, il a fallu faire diligence et le fourrer dans le trou  le plus vite possible, car il puait.

La salaison n’avait pas été tout à fait réussie, mais le but était atteint et depuis ce temps, les restes du bon capitaine Bouchard reposent pour l’éternité dans le sol de son village natal.

C’était comme ça, chez nous, il y a cinquante ans. La dépouille d’un mort était à respecter et devait reposer près de son église à tout prix, quitte à ce que l’on utilise les moyens du bord.

Aujourd’hui, on l’aurait peut-être incinéré sans remords sur les rochers de la côte alors que le rapatriement d’un mort  est devenu si facile.

Au début de juillet 1982, alors que je commandais le Fort Lauzon et que nous venions d’accoster La Tabatière pour prendre une cargaison de saumon congelé, est arrivé un officier de la Gendarmerie Royale du Canada qui me demanda si nous pouvions transporter un citoyen qui venait de s’occire deux heures plus tôt:

— Pas de problème, ai-je répondu, j’ai un congélateur pour cinquante tonnes de viande!

(tiré de la revue L’ESCALE, juin-juillet 1986, chronique du bonhomme)

signé:

L’Bonhomme