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Pourquoi ne pas parler de bateaux?

De ceux que je connais le mieux: les barges de pêche et les flattes. Pas n`importe lesquels, ceux de la côte nord de la Gaspésie, entre Grosses-Roches et St-Maurice. Comme ces embarcations sont disparues de la circulation sur le Fleuve, je ne trouverai pas beaucoup d`opposants à mes affirmations philologiques, historiques ethnologiques et linguistiques! Premier résumé: il y a les gros et les petits bateaux. Les premiers s`appellent des barges, les autres, des flattes.

Les pêcheurs du nord de la Gaspésie étaient tous des enfants de cultivateurs de la région de Montmagny et de Kamouraska qui n`avaient plus de terres disponibles pour élever leur famille. Comme ils avaient entendu parler de la Gaspésie et de ses possibilités de vivre de leurs pêcheries, ils descendaient, confiants de prendre en abondance hareng, morue, flétan, maquereau, marsouin, saumon, truite…Mais encore fallait-il avoir un bateau. Déjà, celui qui savait manier la hache, la varlope, le marteau avait l`avantage de construire lui-même sa barge.

Avec 18 planches de levées(1) de cèdre il pouvait monter une barge de 7 mètres de long, et jusqu’à 3 mètres de large au maître -bau. L`étrave, la quille et l’étambot étaient en bouleau jaune (qu`on appelle ici, merisier)  et le bordé de thuya du Canada. (ici: de cèdre blanc). Des clous carrés, faits spécialement pour être rivés à l’intérieur. Les membrages souples, en frêne, étaient pliés  suivant  la forme de la coque bordée à clins(2), puis les bandeaux et les serres venaient ceinturer l’ouvrage et lui donner toute sa force. Un bristock (3) fermait les deux flancs de la barge. Les bancs de nage servaient de baux, assujettis par des équerres taillées dans des racines. Ce bateau, ici, porte le nom de barge, et sert exclusivement de bateau de travail, de pêche au large, sur les fonds de 50 brasses.

Le creux d`une barge était toujours en fonction des prévisions de la cargaison prévue, et du temps de pêche qu`on passerait sur les fonds: un bateau rempli en haut de la ligne de flottaison perd vite ses qualités de « marcheur » et  se fait drosser par le courant, lourd à la voile et à la rame. Ceux qui ne pouvaient pas construire eux-mêmes leur barge ou leur flatte retenaient les compétences d`un faiseur de barges local, l`homme le plus précieux de ce monde marin: à la seule forme des bordés pairés, (4) il savait « donner de la joue » et « de la fesse » à la barge qui devait ouvrir la mer, et la laisser sortir derrière, dans le sillage, sans l’avoir cassée.

Vous aurez souvent remarqué que les «bateaux» sont catégorisés par leur voilure: un brick, une goélette, un trois mâts carré, et que les «barges» sont de lourds navires traditionnels; employés aux transports surtout en eaux intérieures,  qu’ils n`ont aucune parenté avec nos côtiers.

Notre « bateau » à nous, avec ses deux bouts pointus, se nomme « barge de la Gaspésie ». Notre autre bateau se nomme un « flatte » et est simplement plus petit. Il peut avoir les bouts pointus, ou un seul, le fond rond ou plat, peu importe: le nom «flatte» désigne sa fonction plus que sa forme. Il peut avoir au plus 4 mètres, et sert à se rendre à la barge ancrée dans la baie et y attendre le retour en piquant du nez dans la vague; il sert aussi à tendre les rées et à les relever, à ramener à terre la pêche de la journée, ou aux enfants qui iront pêcher le petit poisson dans la baie.

L`histoire du flatte du grand-père Arthur Bernatchez (descendant de pêcheur basque) à Mont-Louis vaut le détour: dans les moulins à scie, les hommes travaillaient le bois sur de machines-outils branchées sur des poulies actionnées par un axe central. Les enfants effectuaient des tâches à leur portée. À huit ans, Arthur changeait les babiches(5) qui raboutaient les courroies géantes  qui, elles, activaient les poulies. À travailler sans arrêt, les lacets de babiche (cuir cru) finissaient par s’étirer et donnaient du mou sur les poulies. Les enfants étaient engagés pour entretenir la tension sur les courroies: pendant qu`ils en faisaient glisser une sur une poulie, ils réparaient l`autre en retirant le laçage étiré pour le remplacer par du neuf. Arthur recueillait soigneusement les bouts de babiche étirée et ramassait les bouts de « levées » d’aubier de cèdre. C`est avec ce matériel qu’il se construisit un flatte de 2.50 mètres: au lieu de clous, il avait utilisé les bouts de babiche pour « coudre » les bordées… Un peu de goudron flambé avec une écorce de bouleau, un joint d`étanche entre la quille et l’étrave, des retailles de coton pour étancher le joint de carlingue…et il allait pêcher l`éperlan et la plie dans la baie de Mont-Louis.

J’ai souvent entendu parler de grosses barges clouées avec des chevilles de bois… et combien d`histoires de bateaux!!!

En 2017, je ne connais qu`un seul Faiseur de Barges, fils de faiseur de barge, un professionnel de la question, Paul-Émile Cloutier, résidant de St-Maurice, à Gaspé. Il a réalisé un modèle réduit (2mètres), exposé au musée maritime du Phare de Matane.

  1. Levées de cèdre: lorsque les billots passent dans la scie pour se faire transformer en bois d`oeuvre, le premier chemin de scie enlève une « première levée » qui déterminera la rectitude des futurs traits de scie. Cette première tranche (levée) est prise dans l’aubier de l`arbre, on dit aussi le « blanc » de l`arbre, et c`est elle qui servira à faire les meilleurs bordées. Leur couleur blanche les distingue du coeur de l’arbre, raison pour laquelle on parle de « blanc de cèdre » ou de « cèdre blanc », indistinctement.
  2. Clins: façon d`attacher les bordées de manière à ce que les «planches» soient jointes l`une portant l`autre, en partant d’en bas en montant.
  3. Bristock: vient de breast hook, l’os en forme de crochet des poitrine d`oiseaux. Sorte d`équerre à angle aigu ajusté aux deux côtés du nez de l’étrave de la barge.
  4. pairés: ou « taillés en paires », pour arriver des deux côtés en même temps, au même niveau.
  5. Babiche : Cuir cru découpé en lanières et mis à tremper. Une fois laçé dans les courroies, le cuir sèche et se raidit. La babiche est utilisée dans le laçage des raquettes et des canoës.

Louis Pelletier