(Adieu à Monsieur Gilles Pelletier, capitaine et homme de théâtre)
Gilles Pelletier, capitaine
Cher Gilles,
Chaque fois que vous me téléphoniez, en guise d`introduction vous me lanciez un retentissant « Bonjour Capitaine! ». Cette salutation m’est gravée en mémoire comme d`autres effets de scène dont vous seul aviez le ton et que vous prononciez toujours en vous serrant le poing droit, la main gauche entr’ouverte: « je m’affirme, mais je reste ouvert ». En fait, votre vie et votre carrière se sont toujours suivies, l`une interrogeant l’autre, mais pour une seule décision, la bonne. (Vous vous souviendrez du support que vous aviez donné à mon fils aîné, (douze ans à l`époque) lorsque celui-ci avait remis l`uniforme à son chef, qui n`avait pas tenu sa parole en changeant les horaires fixés par « entente préalable« ).
« Homme libre, toujours tu chériras la mer ». C`est à elle que vous avez confié le destin vers lequel vous vous dirigiez: 1942, la Guerre navale se transporte dans le St-Laurent et à 17 ans vous vous engagez dans les forces françaises libres, basées aux Iles St-Pierre et Miquelon. La mer, toujours la mer. Puis le théâtre et le cinéma payaient le bateau. Et Dieu sait ce qu`il en coûte de naviguer…Heureusement, il y avait les voiles!
Cher Gilles! Même sur la route des voitures et des camions, ses repères étaient sur la mer! Explication: en route vers Matane, il s’arrête avec son équipe prendre de l`essence et pour me téléphoner qu’il sera très tôt chez-nous; il m’avait dit qu`il était un peu en bas de l’Isle. « En bas », c`est plus bas dans le courant, donc à l`Est de l`Îsle, et l’Isle, c’est l’Isle aux Coudres. Suffit de le savoir: sur terre, au sud, on est à La Pocatière, mais en mer… ben voyons!
Le plus étrange, (il est parfois des hasards), c’est que jeudi dernier, nous étions « en montant » vers Québec, et vis-à-vis de l’Isle, je pensais au capitaine Gilles, et Françoise (la mienne, car nous en avions chacun une, mais les deux Françoise nous trouvaient possessifs! Allons…), qui écoutait la radio sur son téléphone, m’apprend que Gilles est mort la nuit dernière…
J’ai pensé que son âme était descendue à la Petite-Rivière, à la rencontre de celle du capitaine (Stanislas) Bouchard, ou du capitaine Anctil, de Kamouraska, de ses vieux amis avec qui on ne parlait que de bateaux, de courants, de marées…
Gilles maniait l`autorité de la voix et du geste comme personne. C’est sans doute pour ces raisons que le Théâtre l`avait « enrôlé » si facilement. Parfois, je m’amusais à le relancer avec un mot de Polonius, il me donnait la réponse de Hamlet…Bien sûr que je vous reconnais! Vous êtes le poissonnier!
-Non, sire…
-Eh bien vous devriez l`être!
Un après-midi, nous naviguions au large de Matane, avec un petit vent d`ouest en étrave, mais soufflant régulièrement. Son bateau avait embarqué une équipe de Radio-Canada venue tourner quelques images de Claude Léveillé qui présentait un concert pour la rentrée de la prochaine saison.
Le bateau du capt. Gilles devait garder sa vitesse, et moi, je le rattrapais en laissant Claude seul à la barre de mon bateau, me camouflant dans la cabine. Deux essais suffirent à ajuster nos vitesses de croisière, et nos bateaux se rapprochaient aussi bien qu’à l’exercice.
Cette partie du tournage terminée, Claude devait monter, en mer, à bord du bateau du capitaine Gilles, ce qui est moins évident: nous n`avions pas préparé l`exercice… et nous avons bien failli crier « homme à la mer! »: Claude avait saisi la main courante de ses deux mains, et les deux bateaux, commençaient à se séparer… Claude avait les pieds encore sur mon bateau, mais se tenait solidement à l`autre.
D’instinct, devant l’imminence du danger, le capitaine prend le commandement de l`opération. Nos deux bateaux s`éloignaient sous l`effet du vent seul, et notre passager restait suspendu à la clôture, à l`extérieur des deux bateaux, irrécupérable s’il tombait, sans gilet de flottaison.
Nous aurions vu une tête émerger, mais tout de suite trop éloignée pour que nous puissions lui porter secours à temps…J`imaginais tout de suite me jeter à l`eau avec deux vestes de flottaison en mains. Mais la voix du commandant Gilles, forte, claire, sans équivoque, surpassa tous les bruits de route: – « Une main! La main seulement! »…que le matelot saisit fermement, au vol, et qui entraîna facilement Claude à prendre pied sur le bastingage …comme si l’opération avait été soigneusement répétée. Cette image ne faisait pas partie du reportage.
Une autre fois, le capitaine était venu à Matane en tournée jouer le personnage Gapi, d`Antonine Maillet. Conscient que l`arrivée imprévue de plusieurs personnes à la maison dérangerait, (peut-être) pendant que se montait le décor, il me dit: -« Viens, on va aller leur prendre de la morue pour souper! » .. »Tu vas avoir besoin d`un matelot ».
C’est vous, capt., qui allez avoir besoin d’un matelot! Moi, je vous accompagne.
Je vérifie le niveau de l`essence.
-« Laisse faire l`essence, on a encore du vent pour deux bonnes heures »… ce qui voulait dire que nous ferions tout à la voile. Je n’étais pas rassuré pour sortir ni pour rentre à la marina: les voiliers (c`est la règle) sont obligés de sortir et entrer au moteur, pour mieux contrôler leur route et éviter les autres navires….
Il a donc laissé le bateau courir sur son erre, puis le capitaine ordonna: « Haut la grand-voile », ce que je m`empressai de faire, avec un moment de crainte, mais la Malouine obéit et prit sa course vers la sortie des brise-lames.
Sept ou huit morues plus tard nous étions de retour. L`approche de notre ponton se fit toujours sous voile, mais j’attendais impatiemment l`ordre de « peser » la voile sur la bôme.
Le commandement suivant de vint pas, mais je cherchais son regard, attentif au moindre signe, puis il ouvrit sa main gauche, paume vers moi, me faisant signe de « laisser passer le vent« . Le bateau ne cogna même pas en retrouvant sur son point d`amarrage. Et je vis que lui-même était impressionné, parce qu`il dit: quel bateau! C`est un vrai… un bateau de travail sérieux. C’est Delphis qui a imaginé la coque, qui l’a construite…
Mes trois fils couraient déjà sur les quais en exhibant leur pêche avec le Commandant. Le soir il monologuait dans le personnage de Gapi, mais il était toujours le Commandant Gilles, en fait, son vrai personnage.
Commandant, je raconte cette histoire pour mon épouse Françoise, chacun de mes trois fils, Laurent, Frantz et Éric, et la fierté que j’éprouvais, à chacune de nos rencontres.
Je ne voudrais pas être pathétique: ce n`était pas notre genre!
Combien d’anecdotes – politiques, éducatives, maritimes…ai-je eu l`honneur de vivre à tes côtés. Je ne serai pas à tes funérailles: le vent de face est trop fort. Je te regarderai passer sur les nuages qui couvriront la zone Matane – Godbout, là où l`élargissement du fleuve nous amène les brouillards dont nous avons l’exclusivité! Cependant, je « graisserai la patte » au sonneur pour perpétuer la tradition qui dit que l’âme des marins morts en mer retrouveront leur équipage au son de la cloche qui tintera leur rappel. Comme je te connais, ta mort « naturelle » a dû te rattraper dans la Passe-à- Pierre où tu étais passé clandestinement à l`âge de 17 ans. Bon voyage mon Gilles!
Note: la photo qui a paru dans les journaux nous montre un Gilles Pelletier assis, et derrière lui, en fond de scène une toile du Rocher Perçé: c’est Gilles qui m’avait fait remarquer au quai de Perçé, qu’on sentait une petite houle isolée, solitaire, un jour avant que le nordet rentre…fin août début septembre!
Louis Pelletier